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Parlons, il est temps

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    Un témoignage poignant livré par un artiste de grand talent.

     Ce qui frappe d’emblée, c’est la portée universelle du propos et la justesse de l’artiste. Il emploie les mots justes et la justesse de son jeu suscite énormément d’émotions chez le spectateur. Le Liban est le personnage principal et le spectacle est en arabe et en français mais la profondeur des réflexions réjouit les spectateurs, sans distinction, même si certaines allusions échapperont à ceux qui n’ont pas une connaissance intime de ce pays. 

     Ce qui séduit est la dimension à la fois populaire et philosophique. Philippe Aractingi a beaucoup à dire sur l’humanité et donc sur le langage. Car point d’humanité sans langage. Philippe Aractingi dont l’apprentissage du langage n’a pas été facile en sait quelque chose. Lui qui ne parlait pas mais qui formait pourtant des mots dans sa tête, lui le démiurge, qui créait par la suite des mots qui n’existaient pas, comme le mot “dadou” pour exprimer sa tendresse, son amour. Toute personne intéressée par la linguistique ne peut qu’apprécier son récit, qui prend la forme d’un conte. Comme tous les contes, il parle aux enfants et à la part d’enfance que les grandes personnes ont gardée.

     On est conquis par l’énergie que déploie l’artiste, par son discours passionné et passionnant sur son enfance, chez les jésuites puis dans une institution plus libérale, par ses digressions, sa seconde institutrice de CP liée à jamais à sa micro-jupe.

     Philippe Aractingi fait preuve de beaucoup d’esprit, d’un humour dévastateur et il a le sens de la formule : il évoque ainsi son doublement de la classe de 11ème en ces termes : “j’étais en retard avant même de commencer”.

     Cependant, sa mère, comme beaucoup de mères libanaises, ne croit pas les balivernes qu’on lui raconte sur le prétendu retard intellectuel de son fils, elle croit, à raison, qu’il est mieux que les autres.

     Cela ne peut manquer de nous rappeler le système français où il faut se conformer à une norme établie. Le regard de petit garçon de Philippe Aractingi sur ce qui lui arrive, est attendrissant. Il n’entre pas dans les cases : il est ambidextre, il aime les dissertations libres où il excelle, loin des injonctions rigoristes des jésuites.

     L’artiste évoque la guerre, sans entrer dans des considérations partisanes, et on est parcouru de frissons. Il y a un habile dosage entre humour et drame. Le cinéaste nous racontant sa vie sous forme de tragi-comédie. Il célèbre la vie. Beaucoup de poésie se dégage de son spectacle, la scénographie très étudiée n’y étant pas étrangère.

     La richesse de ce qui est transmis en à peine une heure et quart est si dense qu’on voudrait en écrire davantage pour rendre justice à ce merveilleux spectacle qui nous transporte, où l’amour de la vie est omniprésent et où le comédien embrasse toute l’humanité, les uns et les autres, comme il utilise ses deux mains, comme il parle deux langues, ce qui est loin d’être évident. Sa nounou lui parlait en arabe alors qu’il était francophone. Or, comme le souligne Maurice Merleau-Ponty : “une langue est un monde et nous ne vivons jamais dans deux mondes à la fois.” On sent que cet apport d’une seconde langue a été une chance même s’il a fallu du temps pour concilier les deux.

     Son expérience de cinéaste reconnu montre à quel point il est mal à propos de porter des jugements hâtifs sur les personnes. Son film, La Bosta, hymne à la liberté, dont il a écrit le scénario, après avoir été refusé vingt-deux fois, a devancé King Kong dans les salles obscures du Liban, ce qui montre que rien n’est joué d’avance, que la ténacité finit par payer.

     Les anecdotes savoureuses ne manquent pas. L’amour de la musique et de la photographie, le goût prononcé pour l’autodérision séduisent tout un chacun. Nul besoin d’être d’origine libanaise pour apprécier le propos sur l’exil, sur l’éducation. C’est une formidable performance d’acteur. La salle était comble lors de la première et vivait l’histoire de Philippe Aractingi. Les personnes se livrant à l’exercice périlleux du seul-en-scène tireraient un bénéfice certain d’assister à cette performance.

    Publié le 18 septembre 2024.

    Au théâtre de l’Essaïon, tous les mardis à 19h.

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